Docteur
Université Paris 8 Saint-Denis
École doctorale : sciences sociales ED 401
soutenance de thèse : 2020
Directrice de thèse : Bezunesh TAMRU, Cotutelle : Mark SCHULLER (Northern Illinois University, co-direction)
Territoires de la violence, territoires des ONG : Quelle (in)cohérence ?
Après la chute du président Jean-Bertrand Aristide, en février 2004, des quartiers pauvres de
la capitale haïtienne sont entrés dans une phase de violences extrêmes caractérisées par des
enlèvements en série, des exécutions sommaires et des décapitations de policiers ou de
simples citoyens. Ces quartiers, parmi lesquels Cité Soleil, Bel-Air et Martissant, se sont
transformés en de véritables terrains de résistance des partisans armés du président déchu.
Des acteurs internes et externes sont intervenus en Haït afin de restaurer un climat de paix et
d’accompagner le gouvernement dans la réalisation de nouvelles élections. Parmi eux figurent
des agences internationales d’aide au développement et des organisations non gouvernementales (ONG) dotées d’expériences en matière de gestion et de résolution des
conflits. Des ONG internationales comme Viva Rio, AVSI, Concern Worldwide ont ainsi été
les partenaires privilégiés des grandes instances internationales comme la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Ces acteurs de la société civile globale ont eu pour responsabilité de mener des actions humanitaires dans des quartiers sensibles, pendant que les Casques bleus de la MINUSTAH s’y déployaient pour éradiquer ou du moins freiner les actes des groupes armés. Des offensives militaires menées dans les quartiers sensibles(Cité Soleil, Bel-Air, Martissant, etc.) ont permis aux forces de l’ordre de neutraliser près de 800 chefs de gangs entre 2004 et 2008. Ces opérations ont toutefois fait des victimes dites « collatérales » parmi lesquelles des femmes et des enfants.
Cette thèse, inscrite dans le champ disciplinaire de la géographie, explore les processus ayant
permis aux ONG d’évoluer dans des quartiers contrôlés par des groupes armés. L’objectif
principal est de questionner l’émergence même de ces territoires de la violence, en y
interrogeant plus particulièrement les modalités de cohabitation entre acteurs de la société
civile, en particulier les ONG, et groupes sociaux considérés comme déviants. Dans ces
territoires où la population fait face à un ensemble de difficultés socioéconomiques, se
développent des formes classiques de solidarité et de lien social. Mais on assiste aussi à
l’émergence de nouveaux réseaux de solidarité tentant de réorganiser la vie sociale afin de
s’imposer en tant qu’autorités de substitution.
Cette thèse, située dans la lignée théorique, épistémologique et méthodologique de l’École de
Chicago, étudie la violence dans sa dimension spatiale. Les concepts de bidonville, quartier
précaire, violence, territoires de la violence, sont ainsi explorés. Par ailleurs, le concept
d’archipellisation a été mobilisé pour expliquer le morcellement des quartiers précaires de
Port-au-Prince tant par l’action des ONG que par la multiplication des gangs armés qui
s’imposent comme de nouvelles autorités locales.
Cette étude considère trois secteurs de la région métropolitaine de Port-au-Prince reconnus
par les autorités comme des « zones de non-droit », c’est-à-dire des quartiers contrôlés par des groupes armés. Elle concerne les quartiers de Grand-Ravine et de Simon-Pelé ainsi que la
commune de Cité Soleil envisagée dans cette thèse comme un regroupement de quartiers. La
période d’étude retenue est comprise entre 2004 – année de l’effondrement du régime de
Jean-Bertrand Aristide – jusqu’à nos jours. Le choix de travailler sur ces quartiers s’explique
notamment par des rapports de proximité que j’ai développés avec ces territoires. Pour mener
cette recherche, j’ai privilégié une approche méthodologique de type qualitatif qui renvoie
essentiellement à l’utilisation de méthodes anthropologiques (observation, entretien semistructuré). Cette approche, qui s’appuie pour l’essentiel sur l’analyse de contenu, est
également utilisée en géographie. C’est une démarche qui permet au chercheur de se
rapprocher davantage de son terrain tout en prenant une certaine distance par rapport à son
objet d’étude. J’ai réalisé également des entretiens semi-directifs avec des dirigeants
d’organisations communautaires de base (OCB), des responsables d’ONG, des mobilisateurs
communautaires ainsi que des jeunes ayant des liens avec des groupes armés. J’ai réalisé, au
total, une trentaine d’entretiens semi-directifs menés en créole haïtien. La durée de ces
entretiens varie entre 30 et 120 minutes. Ils ont été retranscrits dans leur intégralité, puis
traduits en français en vue d’une meilleure exploitation.
Le mémoire est organisé en trois parties et neuf chapitres. La première traite des fondements
théoriques et conceptuels de la thèse. Elle permet de mieux comprendre la dynamique de
construction des quartiers précaires à Port-au-Prince. La deuxième partie met l’accent sur la
difficile transition démocratique en Haïti et les situations de violence qui en découlent. Dans
cette partie, il est également question d’examiner les problèmes sociaux qui ont entraîné une
certaine démocratisation de la charité dans le pays avec la multiplication des organisations
non gouvernementales. La troisième traite du rôle des ONG dans la gestion et la résolution
des conflits dans les quartiers contrôlés par des gangs armés. Dans cette partie, la contribution
des ONG dans la dynamique de production des territoires est explorée.
Cette thèse aboutit à un ensemble de constats tant au niveau politique que sur les plans
économique, social et culturel. Sur le plan politique, depuis plusieurs décennies, la violence
s’impose comme l’un des instruments utilisés par les acteurs politiques pour accéder et
conserver le pouvoir. Cela sous-entend que le recours aux gangs armés devient une constante
importante dans la lutte pour le pouvoir en Haïti. Sur le plan économique, la violence se
présente comme une véritable monnaie d’échange. Les acteurs économiques sont aussi prêts à
recourir à toutes formes de violence allant de la corruption des petits fonctionnaires jusqu’à
l’utilisation de gangs armés pour protéger leurs investissements et asseoir leur monopole. Par
ailleurs, on découvre l’existence de liens étroits entre la violence et les différentes formes
d’exclusion identifiées au sein de la société haïtienne. La violence constitue donc une réponse
à l’exclusion sociale, un phénomène qui découle de la frustration des individus.
En conclusion, cette thèse démontre la collusion autour d’intérêts communs des logiques
politiques, économiques et criminelles. Le service des gangs armés est mobilisable pour
conserver le pouvoir politique lors des consultations électorales. Les agents économiques font
appel aux services des gangs armés pour défendre leurs intérêts ou sécuriser leurs entreprises.
Les groupes impliqués dans la criminalité organisée (trafic de drogues et d’armes à feu, etc.)
développent ainsi des rapports privilégiés avec des acteurs politiques et des personnalités
économiques les mettant à l’abri de toute poursuite judiciaire. Ces interférences entre des
logiques politiques, économiques et criminelles contribuent à l’affaiblissement de l’État et
compliquent davantage le travail des ONG dans les quartiers sensibles. Les groupes armés,
qui opèrent dans ces territoires, représentent une clientèle importante tant pour les acteurs
politiques que pour les agents économiques et/ou les autres réseaux criminels qui leur offrent
régulièrement de fortes sommes d’argent et des armes de tout calibre. Les ONG qui veulent
intervenir dans ces quartiers doivent négocier avec les chefs de gangs afin de faciliter
l’exécution de leurs projets. Ces négociations peuvent prendre des formes diverses :
distribution d’argent frais aux chefs de gangs, intégration des jeunes liés aux bandes armées
dans la liste des ouvriers engagés par les ONG. Dans cette perspective, le contrôle des
territoires devient un enjeu important dans le cadre de ces négociations ; celui-ci contribue à
une certaine archipellisation de l’action des ONG dans ces quartiers perçus comme des
« zones de non-droit ».